1-Naked Lunch 2.27
2-Hauser & O'Brien/
Bugpowder* 2.39
3-Mugwumps 2.54
4-Centipede 2.03
5-The Black Meat 1.24
6-Simpatico/Mysterioso** 1.34
7-Fadela's Coven 3.31
8-Interzone Suite 5.11
9-William Tell 1.43
10-Mujahaddin 1.54
11-Intersong* 3.45
12-Dr. Benway 3.11
13-Clark Nova Dies 2.03
14-Ballad/Joan* 2.37
15-Cloquet's Parrots/
Midnight Sunrise* 1.43
16-Nothing is True, Everything
Is Permitted 1.55
17-Welcome to Annexia 3.33
18-Writeman* 3.53

*Composé par Ornette Coleman
**Composé par Thelonious Monk

Musique  composée par:

Howard Shore/
Ornette Coleman

Editeur:

Milan Records
74321 262732

Producteur de l'album:
Howard Shore
Producteur exécutif:
Ray Williams
Montage de la musique:
Suzana Peric
Préparation de la musique:
Vic Fraser
Supervision exécutive:
Emmanuel Chamboredon,
Toby Pieniek

Artwork and pictures (c) 1991 Naked Lunch Productions. All rights reserved.

Note: ***
NAKED LUNCH
ORIGINAL MOTION PICTURE SOUNDTRACK
Music composed by Howard Shore/
Ornette Coleman
David Cronenberg est décidément un cinéaste à part dans le monde du septième art. Tout au long de ces vingt dernières années, le canadien déjanté a sut imposer un ton unique dans ses films, refusant systématiquement tout conventionnalisme qu’il soit de type hollywoodien ou autre. Le cinéma de Cronenberg, c’est avant tout celui d’un artiste intègre et fidèle à la vision très personnelle et viscérale de son art, car justement, viscéral semble être le mot choisi pour parler de ‘Naked Lunch’ (Le festin nu), sans aucun doute l’un des films les plus personnels et les plus fous du réalisateur de ‘The Fly’ et ‘The Dead Zone’. A l’origine, ‘Naked Lunch’ est un roman de William S. Burroughs, pourtant considéré comme inadaptable à l’écran. Quasiment autobiographique, ce roman évoque les frasques surréalistes d’un écrivain/exterminateur drogué à sa poudre anti-insecte, qui tue un jour par accident sa femme en jouant à ‘Guillaume Tell’. L’écrivain lui-même tua sa femme pour de vrai et du quitter Mexico, sa ville fétiche, pour se réfugier à Tanger au Maroc. Aussi étrange que cela puisse paraître, tout cela est décrit dans le roman et le film de Cronenberg, qui a trouvé dans ce livre l’essence même de tout ce qui fait son art: des êtres tourmentés livrés à un destin tragique, un penchant toujours malsain pour la mutilation des corps et des organes, une évocation toujours crasseuse de la sexualité sous diverses forme, et bien sûr, le thème central du roman et du film, la drogue. Interprété brillamment dans le film par Peter Weller, qui délaisse pour une fois ses rôles mineurs dans des série-B d’action médiocres, l’écrivain Bill Lee s’enfuit à son tour à Tanger pour échapper à des agents des stups qui lui ont confisqués sa poudre insecticide qui servait de drogue à sa femme avant qu’il l’abatte par accident. Peu de temps avant sa fuite, il rentrait en contact avec un mystérieux cafard qui l’apprenait qu’il avait une mission à accomplir dans l’énigmatique inter-zone, sorte de monde parallèle au notre où les règles paraissent totalement hors de toute réalité humaine. Dans l’inter-zone, tous les hommes sont gays, les machines à écrire se transforment en énorme cancrelat baveux ou en alien aux trompes capillaires secrétant une sorte de sperme, et les apparences sont évidemment toutes trompeuses. Bill Lee se laisse alors embarquer dans cette énigmatique histoire d’espionnage où il est amené à côtoyer le milieu gay à Tanger, absorbant régulièrement une poudre noire que lui procura le docteur Benway (Roy Scheider), fabriquée à partir de la chair de centipède aquatique, censée contrer les effets de la drogue insecticide. Ce qu’il ignore encore, c’est que cette mystérieuse substance n’a rien d’un antidote et s’avère être une drogue bien plus nocive que la précédente. Et le film oscille ainsi entre réalité et fiction, englobé dans une atmosphère d’hallucination cauchemardesque constante.

Comme le fera plus tard Cronenberg dans ‘ExistenZ’, ‘Naked Lunch’ joue ainsi sur le décalage entre la réalité sensible et l’imaginaire issu des méandres d’un esprit extrêmement tourmenté. Comme l’annonce le personnage de Peter Weller dans une de ses premières répliques du film qui résume déjà tout le film en quelques mots, ‘exterminez toute pensée rationnelle’, car ‘Naked Lunch’, c’est avant tout une troublante descente dans la folie humaine, un cauchemar artistique suffocant où il n’est plus possible de savoir si l’on est dans la réalité ou si l’on hallucine, comme semblent vouloir nous indiquer tous ces plans où l’on voit les machines à écrire-cancrelat se transformer aussitôt après en machine à écrire normale (à noter au passage les excellents effets spéciaux de Chris Walas, grand spécialiste en la matière à Hollywood). Par le lien étrange qu’entretient Bill Lee avec ces machines à écrire aux orifices symbolisant l’anus humain (encore une métaphore cradingue de la sexualité) voire par moment le vagin féminin, Cronenberg cherche à évoquer l’aliénation de l’écrivain à son art, symbolisé par la dite machine – d’où l’idée qu’à travers l’art, ici, l’écriture, tout est permis, même l’impossible. A l’instar des romans de Kafka, qui est lui-même cité dans le film, ‘Naked Lunch’ accumule les pistes comme un puzzle pour très vite déconstruire le récit, brisant les conventions du genre. Du coup, on assiste à une série de péripéties toutes plus déjantées les unes que les autres, et des personnages tellement énigmatiques qu’ils en deviennent vite surréalistes. Finalement, la mystérieuse inter-zone décrite tout au long du film ne serait elle pas une métaphore de cette univers où se réfugie l’artiste lorsqu’il crée son oeuvre, son esprit? Et tous les personnages et situations que l’on voit tout au long du film ne seraient-ils tout simplement pas le fruit de son imagination débridée, stimulée par les effets de la drogue? Comme toujours, le réalisateur laisse les questions en suspend et préfère laisser le spectateur s’interroger sur ce qu’il a lui-même vu et comprit de ce véritable OVNI cinématographique, impossible à classer dans un genre en particulier. A noter pour finir que le film aborde le sujet délicat de l’homosexualité masculine d’une façon un peu trop appuyée pour être vraiment crédible, mais qui renforce la dimension provocatrice et dérangeante de cette véritable claque cinématographique adressée aux conventions et au normalisme hollywoodien. En partant d’un roman jugé inadaptable sur grand écran, David Cronenberg accouche finalement d’un long-métrage atypique et personnel, où l’on retrouve finalement tous les thèmes chers au cinéaste, et qui suit avec une cohérence parfaite les thèmes abordés dans ses précédents films et ses films à venir (on pourrait par exemple aisément rapprocher ‘Naked Lunch’ à ‘Videodrome’ sur plus d’un point). Bref, un film iconoclaste et dérangeant que tous les aficionados du cinéaste canadien se doivent de regarder absolument!

Après avoir signé les partitions pour ‘The Brood’, ‘Scanners’, ‘Videodrome’, ‘The Fly’ et ‘Dead Ringers’, Howard Shore retrouvait David Cronenberg pour la sixième fois sur ‘Naked Lunch’, pour lequel le compositeur canadien nous livre une fois encore une partition musicale étonnante et atypique, utilisant de façon inattendue un style free-jazz avec la star de la BO du film, le célèbre saxophoniste Ornette Coleman, un spécialiste du free-jazz et du jazz progressif, des courants musicaux modernes visant à supprimer les conventions du jazz traditionnel en amenant des mélanges musicaux totalement hétérogènes aux frontières de la ‘fusion’. Cette approche musicale est particulièrement bien vue puisqu’elle rejoint en tout point le caractère déconstruit et anti-conventionnel du film et de son intrigue farfelue et totalement déjantée. Le film s’ouvre au son d’un ‘Naked Lunch’ particulièrement sombre et envoûtant, où les textures orchestrales dissonantes et hypnotisantes, typiques du style orchestral froid et complexe d’Howard Shore, se mélangent au saxophone d’Ornette Coleman qui improvise par dessus l’orchestre. La rencontre entre style orchestral atonal et free-jazz paraît ici déstabilisant, une caractéristique majeure du score de ‘Naked Lunch’ que l’on retrouvera tout au long du film. Cette approche musicale atypique se prolonge dans ‘Hauser and O’Brien’ et ‘Bugpowder’, pièce composée par Ornette Coleman et interprété par le ‘Ornette Coleman Trio’ réunissant le saxophoniste attitré du score, son fils Denardo Coleman (batterie) et Barre Philips à la contrebasse, sans oublier le pianiste David Hartley qui intervient sur le ‘Mysterioso’ du célèbre pianiste de jazz Thelonious Monk. ‘Bugpowder’ intervient en tant que ‘source music’ dans la scène où Bill découvre que sa femme se drogue avec sa poudre insecticide. La musique crée un certain décalage sur la scène, avec son tempo rapide et le jeu instrumental frénétique des trois musiciens se livrant à une improvisation totale (Coleman s’est d’ailleurs fait connaître pour ses improvisations spectaculaires). Dès lors, l’auditeur/spectateur comprend que la partie free-jazz est associée sans équivoque à l’univers de la drogue et de la folie qui en découle, d’où ce sentiment de liberté absolue annoncée au début du film (rappelons que le free-jazz est apparu au début des années 60 aux Etats-Unis, en plein courant 'beatnik' de revendications des libertés sociales et individuelles). Derrière son apparence de chaos et de liberté totale, la musique possède finalement une cohérence forte par rapport au film lui-même, Howard Shore justifiant sa démarche à travers l’esprit et les thèmes du film.

‘Mugwumps’ prolonge l’atmosphère orchestrale du début en imposant un tapis de cordes lourdes baignant dans une atmosphère atonale intense et ambiguë, évoquant ici le lien entre Bill et les étranges créatures aliens répondant au nom de ‘mugwump’. Idem pour ‘Centipede’ où le saxophone paraît complètement détaché du reste, flottant par dessus un mystérieux tapis de cordes et de vents dissonants, créant une atmosphère psychologique dans la lignée de ‘Dead Ringers’ ou ‘The Fly’. Les dissonances sont accentuées dans ‘The Black Meat’ (scène où Bill prend la mystérieuse poudre noire) où les vents sombres (dominés par les clarinettes et les bassons) et les cordes renforcent cette atmosphère sinistre et extrêmement pesante, qui annonce déjà le style de ‘Se7en’, ‘The Game’ et ‘Panic Room’. A cela s’ajoute ici un chant arabe inattendu (renforçant le contexte oriental des décors du film) et l’intervention du nay, sorte de flûte en roseau composée généralement de sept trous, et que l’on retrouve dans de nombreux pays arabes (Liban, Syrie, Turquie, Iran, etc.) sous des appellations parfois diverses (au Maroc, on l’appelle aussi ‘gasba’). Ornette Coleman s’offre quand à lui une nouvelle improvisation sur ‘Simpatico/Mysterioso’ où le saxophone paraît plus apaisé mais dissone largement lorsqu'il improvise par dessus le piano du 'Mysterioso' composé par Thelonious Monk.

Dès lors, Shore prolonge son atmosphère psychologique ambiguë et torturée, comme nous le prouve l’intrigant ‘Fadela’s Coven’ associé à la scène de la rencontre avec l’énigmatique Fadela (Monique Mercure) à l’inter-zone, dont le jeu clairement ambigu des cordes, des vents et de la harpe semble essayer de gommer tout repère émotionnel en brouillant les pistes (il s’agit sans aucun doute de l’un des morceaux les plus étonnants du score de ‘Naked Lunch’). Shore verse même dans l’expérimental avec ‘Interzone Suite’ où il accompagne l’arrivée de Bill dans l’inter-zone (ressemblant à la ville de Tanger au Maroc), véritable délire musical où se mélangent les musiciens marocains du ‘Master Musicians of Joujouka’ et le trio free-jazz d’Ornette Coleman pour une fusion musicale absolument détonante et étonnante. Si ‘William Tell’ renoue avec l’orchestre sombre des débuts, renforçant un profond sentiment de malaise, l’atmosphère s’appesantit considérablement avec les vents graves de ‘Dr. Benway’ (clarinettes mises en avant) et les cordes pesantes et langoureuses de ‘Clark Nova Dies’ (scène de la mort de la machine à écrire de Bill). Coleman nous offre un nouveau passage musical particulièrement étrange dans ‘Ballad/Joan’ où le saxophone et la batterie se mélangent à un violoncelle quasiment désaxé et dissonant, symbolisant un mal-être absolu qui aboutit au torturé et chaotique ‘Cloquet’s Parrots/Midnight Sunrise’ où toutes les formations instrumentales se mélangent entre elles, l’orchestre dissonant et grave, la partie free-jazz et la partie arabe (où comment résumer tout l’esprit de la musique en un seul morceau!). On ressent même une certaine angoisse quasi tragique dans le pesant et macabre ‘Nothing is True – Everything is Permitted’ avec ses cordes aiguës torturées qui renvoient clairement aux moments les plus agressifs de ‘The Fly’, l’album se concluant sur le ‘Writeman’ d’Ornette Coleman, morceau free-jazz étonnamment chaotique et particulièrement brutal et déchaîné.

Les amateurs de musiques expérimentales devraient en avoir pour leur argent avec cette BO atypique écrite pour un film non moins atypique. Howard Shore et Ornette Coleman nous offrent de beaux moments musicaux en perspective pour une partition somme toute particulièrement difficile d’accès, à réserver aux amateurs de musiques atmosphériques sombres, pesantes et expérimentales. Une fois encore, Shore nous prouve qu’il n’a pas peur de briser toutes les conventions musicales hollywoodiennes et de nous offrir quasi systématiquement une musique étrange et audacieuse lorsqu’il travaille pour David Cronenberg, un cinéaste qui l’a toujours inspiré et qui continuera de l’inspirer encore et encore. Bien plus étrange et déroutante que ne l’étaient ‘The Fly’ et ‘Dead Ringers’, la musique de ‘Naked Lunch’ reste à ce jour l’une des partitions les plus complexes et les plus étonnantes du compositeur canadien pour un film de Cronenberg. Refusant l’underscoring traditionnel, Howard Shore opte plutôt pour des ambiances musicales pesantes qui semblent flotter étrangement par dessus les différentes scènes du film, créant une ambiance musicale et psychologique insolite tout au long du film. Evidemment, les amateurs d’Ornette Coleman devraient se régaler avec cette BO, de même que les fans d’Howard Shore retrouveront tout ce qui fait le charme de son univers musical hétéroclite et assez imperméable pour les novices. A ce sujet, la musique de ‘Naked Lunch’ risque fort de saturer les oreilles inexpérimentées, plus particulièrement celles des auditeurs qui écoutent du Shore sans plus. La musique s’avère malgré tout être très répétitive, à tel point qu’il s’agit sans aucun doute de son plus gros défaut, autant dans le film que dans l’album du score. Du coup, difficile de traverser tout le CD d’un seul trait, même si, à la longue, on finit par être radicalement envoûté par cette suffocante composition dérangeante et bien peu optimiste. A réserver donc en priorité aux amateurs du genre!


---Quentin Billard