Nouveau film très attendu du réalisateur Florent Emilio Siri, ‘L’ennemi intime’ aborde de front une partie de l’histoire française encore trop souvent occultée au cinéma : la Guerre d’Algérie. Si les documentaires et les téléfilms sur ce sujet semblent se multiplier depuis un certain temps, les films restent encore bien trop rares (signalons néanmoins le récent ‘Mon colonel’ sorti en 2006), même si ce média, à défaut d’offrir une vision souvent très objective du sujet, permet au moins de sensibiliser plus facilement le grand public à cette partie du passé de la France encore trop méconnue. Inspiré du scénario du documentariste Patrick Rotman, ‘L’ennemi intime’ nous transporte dans l’Algérie de 1959. Les opérations militaires s’intensifient dans les hautes montagnes de Kabylie. Le lieutenant Terrien (Benoît Magimel) dirige une section de l’armée française et y fait la rencontre du sergent Dougnac (Albert Dupontel). Terrien est un jeune idéaliste tandis que Dougnac porte un regard totalement désabusé sur le conflit. Leurs différences de point de vue vont se confronter violemment à la réalité du terrain, face à « une guerre qui ne dit pas son nom ». Le film d’Emilio Siri se propose ainsi de disséquer le déroulement du conflit sur le terrain et le traumatisme crée chez ces jeunes soldats envoyés sur le front en illustrant les tourments des algériens qui se battaient du côté des français, et qui se retrouvaient très vite face à un cruel dilemme : affronter les gens de leur peuple ou servir la cause de la France, accomplir leur devoir ou suivre leur conscience.

‘L’ennemi intime’ s’inspire ainsi des grands films de guerre de la tradition hollywoodienne, que ce soit ‘Platoon’ ou ‘Apocalypse Now’ pour en faire un réquisitoire absolu contre la guerre et une peinture assez éprouvante du traumatisme de la Guerre d’Algérie, vu plus particulièrement du côté français. Seule ombre au tableau : le film d’Emilio Siri ne prend pas vraiment le temps d’expliciter clairement le pourquoi du comment et les origines de la Guerre d’Algérie. Le réalisateur nous sert un traitement visuel efficace et virtuose en filmant les scènes de bataille avec une violence rare, plongeant le spectateur au cœur des combats sans aucune forme de complaisance. Emilio Siri veut que chaque coup de feu, chaque explosion ou chaque sifflement de bal fasse mal au public. Mais quid du sujet réel à la base du film, la Guerre d’Algérie ? ‘L’ennemi intime’ ne pose finalement aucune question, mise essentiellement sur la forme au détriment du fond. Pour un jeune public qui ne connaîtrait pas encore cet événement de l’Histoire de la France, le film de Florent Emilio Siri, aussi réussi techniquement soit-il, ne comble aucune lacune, car il ne prend jamais vraiment le temps d’expliquer comment on a pu en arriver là, qu’est ce qui a motivé ces deux clans à s’affronter au cours de cette période de l’histoire, une décennie seulement après la seconde Guerre Mondiale. Du coup, ‘L’ennemi intime’ s’apparente à une longue accumulation de scènes de violence et de fusillades filmées avec maestria mais sans véritable fond. Florent Emilio Siri, grand spécialiste du film d’action « à la française » était-il le réalisateur idéal pour adapter le scénario de Patrick Rotman au cinéma ? On est en droit de se poser la question. Reste au final, en plus d’une mise en scène très soignée, l’interprétation sans failles de Benoît Magimel et Albert Dupontel, parfaits comme d’habitude.

‘L’ennemi intime’ marque la troisième collaboration entre Florent Emilio Siri et le compositeur Alexandre Desplat après ‘Nid de guêpes’ (2002) et ‘Hostage’ (2005). Pour ‘L’ennemi intime’, Desplat nous livre une partition orchestrale extrêmement sombre, froide et dissonante, une musique qui respire l’angoisse, la tension, le suspense et aussi l’horreur de la guerre. Le thème principal (‘L’ennemi intime’) est une mélodie élégiaque poignante pour cordes dans la plus pure tradition du genre, avec comme toujours chez Desplat, une certaine finesse dans les trouvailles harmoniques. Le thème évoque évidemment les tourments des hommes à la guerre face à leurs propres choix. ‘1959’ dévoile une mélodie plus troublante de trompette jazzy aux accents de lamentation quasi funèbre, qui n’est pas sans rappeler parfois le style de Jan Garbarek, le tout sur un fond orchestral plus feutré et sombre. L’originalité du score provient donc ici de l’utilisation assez inattendu d’une trompette jazz mélancolique associée à l’époque (l’année 1959), une sorte de façon pour le compositeur de renforcer le côté historique du film tout en évoquant les sentiments intérieurs des personnages du film. Un morceau comme ‘Zone Interdite’ est en revanche plus représentatif du côté sombre de la partition de ‘L’ennemi intime’ avec un nouveau motif sombre et quasi désespéré pour cordes et cuivres, une sorte de motif à la fois inquiétant, mystérieux et obsédant, qui reviendra à de nombreuses reprises tout au long du film comme pour rappeler la spirale de violence infernale de la guerre, Desplat évitant ici toute envolée dramatique afin de conserver une certaine retenue poignante, morose et quasi funèbre. La partie humaine du film ressort plus particulièrement dans un morceau poignant tel que ‘Souvenirs’ avec ses harmonies de cordes raffinées et élégiaques. Idem pour ‘Stèle’ avec son violoncelle amer et solitaire qui évoque la tragédie des pertes humaines.

A contrario, ‘Mission de nuit’ illustre l’une des scènes de bataille avec un style plus sombre et dissonant, où le thème de trompette devient plus distant, plus inquiétant. Desplat nous propose ici un excellent travail de sonorités à la fois électroniques et instrumentales. Un morceau comme ‘Napalm’ prolonge cette ambiance sombre et dissonante avec ce mélange électronique/orchestral dans une atmosphère quasi suffocante après la scène du bombardement au napalm. Les contrebasses résonnent de façon plus ample sur fond de nappes synthétiques obscures et glauques, évoquant l’horreur de la scène sans jamais en faire de trop. Desplat conserve une tension permanente à l’écran, quasi obsédante, une tension oscillant entre le suspense et le psychologique (on a parfois l’impression d’écouter la musique d’un thriller). ‘Fantômes’ renforce à son tour cette tension très présente à l’écran en reprenant les sonorités de ‘Napalm’ pour les rendre encore plus éprouvantes autant à l’écran qu’en écoute isolée. Le compositeur choisit donc d’évoquer l’horreur du conflit et les tourments des personnages d’une façon à la fois sombre et agressive, sans jamais en faire de trop. La retenue que Desplat exerce tout au long de sa musique accentue parfaitement la sensation de malaise qui parcourt l’ensemble du film. On retrouve le côté plus dramatique de la partition de ‘L’ennemi intime’ dans le poignant ‘Grenoble’ avec sa partie de piano et cordes de toute beauté, le tout sur fond de notes tenues de façon envoûtante, comme si le temps avait suspendu son vol. ‘Taïda’ reprend les sonorités des morceaux à suspense/tension électroniques du score pour ce qui demeure incontestablement l’un des passages les plus sombres et les plus dissonants du score de ‘L’ennemi intime’, idée qui trouve écho dans le sinistre ‘Exécution’ avec son piano grave et ses nappes de cordes suspendues illustrant une scène d’exécution du film. La musique installe là aussi un malaise très fort à l’écran, la musique basculant dans l’atonalité pure pour dénoncer sans pathos les méfaits de la guerre. En guise de bonus, Alexandre Desplat nous propose sur son album une reprise en version longue de son thème de trompette jazzy dans ‘1959 version longue’, idéal pour conclure l’écoute en beauté. On regrettera néanmoins que le thème principal élégiaque pour cordes de ‘L’ennemi intime’ n’ait pas été réutilisé davantage tout au long du film.

Alexandre Desplat signe donc une partition orchestrale sombre, élégiaque et poignante pour le nouveau film de Florent Emilio Siri. Sa musique conserve une certaine retenue tout au long du film sans jamais basculer dans les effusions orchestrations mélodramatiques. Desplat fait preuve d’une certaine inventivité dans sa façon d’inclure quelques touches de jazz mélancolique entre deux morceaux de tension plus dramatiques. On ressent tout au long de l’écoute un certain malaise et une émotion propre à la plupart des musiques de film de guerre contemporains. Alexandre Desplat ne cherche pas à révolutionner le genre mais nous propose malgré tout une vision assez personnelle du style souvent très codifié de la musique de film de guerre, en oscillant entre atonalité glauque et morceaux élégiaques et retenus de toute beauté. On est loin ici du ‘Saving Private Ryan’ d’un Williams ou du ‘Thin Red Line’ d’un Zimmer, mais peu importe, la musique remplit parfaitement le cahier des charges et apporte son lot d’émotion au film d’Emilio Siri.



---Quentin Billard