1-Suite No. I 17.51
2-Suite No. II 15.21

Musique  composée par:

Tôru Takemitsu

Editeur:

Milan Records
883 499

Musique conduite par:
Hiroyuki Iwaki

Artwork and pictures (c) 1990 Milan Records. All rights reserved.

Note: ***
RAN
ORIGINAL MOTION PICTURE SOUNDTRACK
Music composed by Tôru Takemitsu
En japonais, 'Ran' signifie 'chaos'. Voilà le mot-clé pour résumer ce célèbre film d'Akira Kurosawa, probablement l'un des plus grands réalisateurs japonais aux côtés de Yasujiro Ozu ou Takeshi Kitano. 'Ran' fait partie des derniers films tournés par Kurosawa, qui nous livrera seulement trois autres films avant sa mort en 1998. 'Ran' est en fait une adaptation libre du célèbre 'King Lear' de William Shakespeare. Kurosawa nous dresse ici le portrait de la décadence humaine à travers l'affrontement sauvage entre trois frères seigneurs, se faisant la guerre pour récupérer le pouvoir récemment cédé par leur père. L'histoire se passe dans le Japon médiéval du 15ème siècle. Au cours d'une réunion familiale, le seigneur Hidetora Ichimonji (Tatsuya Nakadai) annonce à ses trois fils, Taro (Akira Terao), Jiro (Jinpachi Nezu) et Saburo (Daisuke Ryu) qu'il est fatigué et vaut confier le pouvoir à l'un de ses trois descendants. C'est Taro qui est choisi par le vieux seigneur, et ce au grand dam de Saburo qui exprime violemment son mécontentement. Après avoir banni Saburo, Hidetora s'installe avec son armée dans le château de Taro, mais ce dernier le rejette d'une façon indigne. Le vieux seigneur part voir Jiro et essuie un refus quasi similaire. Furieux, Hidetora part s'installer au troisième château, resté vide après le départ de Saburo. De son côté, Taro, sous l'influence écrasante de sa femme Dame Kaede (Mieko Harada), déclare que son père est fou et envoie ses troupes détruire son armée et son château. La guerre pour le pouvoir commence alors entre les deux frères restant et se conclut avec la mort de Jiro. Ayant échappé de justesse à la mort, Hidetora réussit à s'enfuir et sombre dans la folie. A moitié conscient, le vieux seigneur fatigué est accompagné par Kyoami (Peter), le fou du seigneur qui veille constamment sur lui. Apprenant cela, Saburo va tout faire pour tenter de retrouver son père et de s'occuper de lui. Pendant ce temps, Dame Kaede continue à conspirer et prépare sa vengeance contre Hidetora et ses proches, le vieillard ayant tué sa famille il y a plusieurs années.

'Ran' est évidemment un grand moment dans l'histoire du cinéma. Kurosawa insista lourdement sur le concept de 'beauté cinématographique' qu'il n'hésita pas à rattacher à ce film. Cette beauté cinématographique se retrouve dans la mise en scène de 'Ran', et plus particulièrement lors de la célèbre séquence de la bataille sanglante vers le milieu du film, séquence impressionnante entièrement tournée sans aucun bruitage, où seule la musique de Tôru Takemitsu résonne comme une élégie tragique. Kurosawa met l'accent ici sur le sang, qui ne cesse de couler à flot, comme pour rappeler l'horreur de la barbarie humaine en accentuant fortement l'impact visuel de cette scène (on pourra peut-être reprocher le côté un peu excessif de ces ruisseaux de sang - on est pas très loin ici des effets gores d'un 'Evil Dead', du sang un peu gratuit et malsain). Celle-ci est exécutée avec une maestria et une qualité technique irréprochable. Puis, soudain, au bout de 2 ou 3 minutes, un coup de canon vient rompre brutalement le silence. Cette scène d'une intensité guerrière particulièrement violente semble avoir marqué les esprits. Le film en lui-même nécessita de très gros moyens, et sans l'appui financier du célèbre producteur français Serge Silberman, 'Ran' n'aurait jamais pu voir le jour. Le reste du film suit la trame du 'King Lear' de Shakespare, en évoquant cette avide conquête du pouvoir et ces guerres entre fils qui déchirent la famille des Ichimonji et finira dans un bain de sang. Le film s'inscrit aussi dans la lignée des tragédies grecques antiques. A noter que l'histoire s'inspire aussi des légendes de samouraï nippons, comme lors de la séquence des trois flèches incassables, au début du film. Evidemment, ne vous attendez pas ici à quelque chose de très subtil. 'Ran' est la peinture de la folie humaine à travers la violence et la quête du pouvoir. On y parle aussi de l'honneur familial, sans cesse bafouée tout au long du film.

On notera la performance remarquable de Tatsuya Nakadai dans le rôle de Hidetora Ichimonji, le vieux comédien imposant une présence d'acteur remarquable, avec une grande variété d'émotions, preuve que Kurosawa est bel et bien un très grand metteur en scène. Ceci étant dit, le fait que l'on ait (trop?) souvent collé l'étiquette de chef-d'oeuvre sur 'Ran' ne doit pas nous faire oublier que le film a aussi ses défauts. On ne comprend pas pourquoi Kurosawa a autant insisté sur le personnage du fou, Kyoami. Ce bonhomme à moitié déjanté passe son temps à sortir connerie sur connerie et passe la dernière demi-heure à pleurer comme un gamin. Ce personnage insupportable casse totalement l'ambiance noire et sérieuse du film et essaie même d'imiter lamentablement les 'gagmen' des productions hollywoodiennes (genre Joe Pesci dans 'Lethal Weapon 3'). Une telle faute de goût est à mon sens impardonnable. D'autre part, on pourra aussi critiquer le côté exagéré de l'utilisation du sang, car, comme dit précédemment, les ruisseaux de sang deviennent un peu excessifs dans la séquence de la bataille. C'est aussi le cas pour la mort de Dame Kaede, avec une grosse flaque de sang totalement disproportionné. Une telle chose était à mon avis inutile, même si ceci participe à l'effort visuel et cinématographique voulu par le réalisateur. Malgré tout, 'Ran' reste un monument du cinéma japonais et du cinéma en général, peut-être un peu trop surestimé par les critiques en général.

Le score de Tôru Takemitsu possède la même réputation que le film de Kurosawa, la partition de 'Ran' étant considérée comme l'un des meilleurs travaux du musicien japonais pour le cinéma. Takemitsu est un musicien avant-gardiste, auteur de nombreuses pièces telles que 'Requiem for Strings' (1957), 'Tree Line' (1988), 'A Way of Lone' (1981) ou 'Arc Parts I et III' (1964 et 1976). Takemitsu a aussi beaucoup écrit pour le cinéma, et pour le cinéma japonais en particulier, sa seule véritable incursion dans le cinéma américain restant le très dispensable 'Rising Sun' (1993) de Philip Kaufman. Sa célèbre partition pour 'Ran' lui a permit d'avoir recours à un style de musique japonaise traditionnelle, mélangée à un orchestre symphonique occidental, le Sapporo Symphony Orchestra. A noter que 'Ran' est l'une des partitions les plus conventionnelles du compositeur. Si vous espérez entendre ici de grandes expérimentations, vous risquez fort d'être déçu, car par rapport au style avant-gardiste du compositeur, 'Ran' peut paraître quelque peu banal. Mais qu'importe, seul compte le résultat, dans le film.

Le film s'ouvre au son de mystérieuses cordes aiguës avec quelques sons de tambour. Takemitsu fait très vite intervenir une flûte japonaise, traditionnellement utilisée dans la musique théâtrale japonaise (kabuki et gagaku nô). A noter que l'instrument est interprété par Hiroyuki Koinuma, l'un des grands maîtres de la flûte japonaise au même titre que Meisho Tosha pour la flûte traversière japonaise, la fué. Le jeu instrumental du flûtiste se double d'une certaine brutalité expressive. La flûte résonne de manière assez violente, alors que l'on voit à l'écran un plan du seigneur en train de chasser. L'instrument suggère déjà ici toute la noirceur de l'histoire, accentuée par l'utilisation de quelques tambours. D'une manière générale, la flûte est associée dans 'Ran' à une idée de tourment, de violence et d'angoisse. Le reste du score va s'attarder à créer une ambiance à la fois sombre et dramatique.

La musique se fait extrêmement discrète durant toute la première partie du film. En fait, Kurosawa a largement sous-utilisé la musique dans le film, qui n'apparaît que lors de petites pièces de transition entre deux scènes, n'excédant bien souvent pas les 10 secondes. Evidemment, un tel manque de développement de la musique dans le film nous incite à nous poser des questions quant à la réelle utilité de la musique dans le film. Malgré tout, on sent déjà ici la mise en place d'un matériau musical intéressant, suggérant la noirceur de l'histoire lors de scène de transition. Des cordes sombres, quelques bois tendus, la flûte japonaise dans les passages plus sombre, ces quelques secondes de musique par-ci par-là servent en fait à préparer le terrain pour le morceau incontournable du score, celui de la séquence de la bataille sanglante au milieu du film. La première partie de cette séquence anthologique est accompagnée sans aucun bruitage. A l'origine, Takemitsu avait prévu d'accompagner cette scène avec des choeurs a cappella, mais le réalisateur souhaitait plutôt privilégier une approche orchestrale traditionnelle. Ainsi, la bataille est accompagnée par une terrifiante pièce symphonique élégiaque de 5 minutes, dans lequel le compositeur développe un motif de 4 notes confié à un hautbois et des cordes graves. Le deuxième motif apparaissant ici est confié à des cordes froides et sombres à la fois. Evidemment, la musique est propulsée ici au devant de la scène. Cette sombre élégie occupe une place majeure dans cette séquence puisque le réalisateur a décidé de lui laisser carte blanche pour s'exprimer pleinement, sans le brouhaha des bruitages et des ambiances sonores. Ceci reste sans aucun doute l'une des plus belles utilisations d'une musique dans un film, le paradoxe voulant que la musique soit quasiment inexistante durant toute la première partie du film.

Avec l'intense séquence de la bataille, Takemitsu a refusé de renforcer la violence et le chaos de la scène. A contrario, le musicien a préféré privilégier un tempo plus lent et morose, évoquant la désolation de ce sombre carnage. La musique est ici un complément vital à cette scène terrifiante, rendue encore plus forte par le pouvoir de cette sombre pièce orchestrale poignante. On ressent ici toute la noirceur de cette tragédie, baignant dans un très fort sentiment de désolation. L'orchestre, teinté de multiples dissonances dans les cordes plus graves, se fait ici plus pesant. Il évoque presque l'idée d'une musique funèbre, liée aux horreurs de la guerre et à la bêtise humaine. A noter que le morceau sera brutalement interrompu par le bruit d'un coup de canon, une utilisation intelligente du son de la part de Kurosawa. Il est quand même regrettable que nous soyons obligés d'attendre le milieu du film pour entendre une aussi belle musique dans ce film, comme si, d'un seul coup, le réalisateur s'apercevait qu'il peut aussi utiliser la musique de Takemitsu dans son film. J'exagère, bien sûr, mais l'idée est là.

L'issue de cette bataille tragique fait place à un nouveau morceau nettement plus sombre, dominé par de longues tenues de cordes graves, quelques percussions en bois, des roulements de timbales pesants (suggérant toujours une idée funèbre) et des cuivres sombres. Le morceau évoque la destruction du château de Hidetora, brûlant dans les flammes. Vaincu, le vieux seigneur quitte le château pour errer dans les plaines et sombrer dans la folie. Takemitsu souligne ici l'idée de non-retour. Désormais, Taro et ses hommes ne pourront plus faire demi-tour: ils devront terminer ce qu'ils ont commencés. La musique prend ici une tournure plus dense, plus pesante. A noter que la flûte japonaise prend une plus grande importance dans la séquence avec Tsurumaru (Mansai Nomura), le frère aveugle de Dame Sue (Yoshiko Miyazaki). Effectivement, on voit le personnage jouer de cette flûte dont le son semble terrifier un Hidetora devenu fou. Ceci nous renvoie bien évidemment à l'utilisation de la flûte dans la partition de Takemitsu, l'instrument évoquant les tourments des différents protagonistes du film. Après quelques passages orchestraux plus sombres, la dernière partie du film est illustrée avec des timbales guerrières annonçant l'arrivée proéminente de la bataille finale. Puis, ces timbales débouchent finalement sur un dernier morceau sombre pour la bataille finale, évoquant une fois encore la désolation, mais avec les bruitages, cette fois-ci. Puis, c'est une marche funèbre grave et pesante qui conclura le film sur une dernière touche pessimiste, renforçant la sombre réflexion finale sur la bêtise humaine.

'Ran' est un score assez intrigant. La musique de Takemitsu est honteusement sous-exploitée dans le film, comme si le réalisateur ne savait pas à quel moment faire intervenir sa musique. En temps normal, on aurait dit que la musique est utilisée dans le film avec parcimonie, mais à ce stade-là, c'est bien plus que de la parcimonie (à peine 32 minutes de musique sur un film avoisinant les 160 minutes!). Kurosawa réserve quand même la musique pour les moments forts du film. Evidemment, personne n'a put rester insensible au pouvoir de la superbe musique accompagnant la bataille sanglante au milieu du film, car elle constitue l'essence même de ce qu'est une bonne musique de film: un complément émotionnel essentiel du film, qui trouve ses racines dans la 'lumière' des images. Ce score à la fois sombre et mélancolique est de loin l'une des plus sombres partitions que Tôru Takemitsu ait écrit pour le cinéma. Ceci étant dit, le manque de développement et la trop grande discrétion de la musique dans le film (en dehors des moments-clés de l'histoire) nous empêchent d'apprécier pleinement toutes les qualités de cette partition orchestrale maîtrisée. Ceci est bien dommage, d'autant qu'il s'agit pourtant de l'une des plus célèbres partitions du compositeur.


---Quentin Billard